L’arrière de la boulangerie Audrey Ribay, dans le 10e arrondissement de Paris, l’odeur de pâte chaude et de levain m’embaume. Il est un peu plus de midi. Dans l’espace étroit du fournil, le ballet est encore en cours : pétrissage, cuisson, façonnage… Rien n’est laissé au hasard. Une baguette mal dorée, une fournée oubliée deux minutes de trop, et c’est toute une cadence qui vacille. Juliette, 30 ans, termine de surveiller les viennoiseries au four avant d’essuyer ses mains sur son tablier farineux. Voilà deux ans qu’elle travaille ici, après une reconversion menée tambour battant. « J’étais assistante de production dans l’audiovisuel, raconte-t-elle. Printemps de Bourges, festivals francophones, studios de post-prod… J’ai adoré, mais j’avais besoin de concret. Pendant le confinement, je me suis mise à faire du pain, et ça a été une révélation. »
Changer de vie à coups de pâtons
Son CAP boulangerie, elle le décroche après une formation intensive de huit mois au CEPROC à Paris. Une voie express réservée aux adultes en reconversion. Pour éviter de se retrouver avec des lycéens de 15 ans, elle a choisi ce format condensé : « On apprend les bases à fond, c’est intense. Il y avait trois stages à faire. J’ai effectué le premier chez Mamiche, avec deux femmes à la tête de leurs propres boutiques. Je voulais voir des femmes au fournil, parce que dans ce milieu encore très masculin, cela compte. » C’est au gré des rencontres qu’elle atterrit chez Audrey Ribay. Un stage d’un mois suffira : elle est embauchée dans la foulée. Depuis, ses journées s’articulent autour d’une rigueur absolue et d’un sens aigu de l’anticipation. « On commence à 5h30, cinq jours par semaine, précise-t-elle. Une partie des viennoiseries est déjà prête grâce au travail de nuit. Mon rôle, c’est de vérifier la cuisson, d’éviter que cela brûle, de préparer les sandwichs, puis de passer au pétrissage. »
Tout est millimétré. Baguettes tradition, pains complets, pains de campagne au levain : chaque pâte a sa propre vie, ses caprices, ses timings. « Le métier n’est pas compliqué en soi, mais il faut être très organisé, insiste-t-elle. C’est une chorégraphie. Un oubli, et c’est tout l’enchaînement qui se casse la figure. » Cette exigence, je l’apprends vite en tentant de répartir une dorure homogène sur les croissants prêts à enfourner : trop de jaune d’œuf, et la pâte s’affaisse ; pas assez, elle ternit. À cela s’ajoutent les imprévus : un four qui surchauffe, une fermentation capricieuse, une panne de trancheuse, un collègue absent. Il faut savoir s’adapter sans jamais perdre le fil. À la fin de chaque service, le ménage prend un bon moment. Rien n’échappe à la serpillière : sol, frigos, plans de travail, laminoir. Être boulanger, je ne m’en doutais pas, c’est aussi savoir faire briller l’inox. Et s’assurer que le poste est impeccable pour le prochain.
À lire aussi
On a testé le métier de couvreur-zingueur
Un métier chorégraphié mais imprévisible
Frotter, récurer, soulever les bacs de pâte : le corps suit une routine aussi essentielle que la fabrication. Lors des temps morts, certains se relaient en boutique. Aller en caisse devient un prolongement naturel du métier, comme ce fut le cas à plusieurs reprises dans l’après-midi : enfilement de tablier, encaissement rapide, gestion des flux, avant de retourner pétrir ou enfourner. Ici, on est amené à passer de la chambre de pousse au comptoir, des sacs de farine aux commandes clients. Juliette apprécie justement cette liberté : ici, les farines varient, les recettes aussi. On teste, on goûte, on ajuste. Mais, au-delà du pain, c’est aussi une certaine conception de la vie qui a guidé sa reconversion. Exit les mails à minuit et les horaires décalés de l’audiovisuel. Juliette, aux yeux légèrement cernés en cette fin de journée, explique : « Je voulais avoir deux vrais jours de repos, et mon samedi soir. Pouvoir organiser ma vie autour de ça. Je fais parfois une sieste en début d’après-midi : les autres sont encore au boulot, alors cela fonctionne. » Ce confort, elle le sait, est un luxe dans le secteur. Les horaires matinaux peuvent être durs à tenir, et la fatigue n’est jamais bien loin.
Un univers exigeant
Mais ici, l’équipe est stable, l’organisation rodée, et la place des femmes respectée : « C’est un métier encore très viril. Quand on débute, on nous le fait sentir. Mais ici, on peut bosser à sa manière, dans une ambiance saine. » Juliette sourit en rangeant ses grignes et en inspectant les baguettes tout juste sorties du four. Deux ans après son CAP, elle ne regrette rien. Elle a trouvé une place où la technicité, l’autonomie et le sens du produit se conjuguent au quotidien. Et même si le métier demande une implication totale, il offre, en retour, une rare satisfaction : celle de faire de ses mains, quelque chose de bon ! Dans l’arrière-boutique, le pain n’est pas seulement une affaire de levain : il est aussi une affaire de renaissance. Audrey, 53ans, en est l’exemple frappant. Ancienne cadre dans la banque, elle a troqué les chiffres pour la farine. « J’étais dans une voie de garage, confie-t-elle. À 45 ans, on vous fait comprendre que vous ne rentrez plus dans le moule. Il me restait encore vingt ans à travailler, j’avais envie de vibrer. » Un ami médecin l’encourage à faire un stage chez un boulanger. C’est là que tout bascule. Elle s’inscrit à l’École de boulangerie et de pâtisserie de Paris. Aujourd’hui, elle est propriétaire de son fonds de commerce et gère une équipe de sept personnes. « Le matin, j’arrive vers 10 h si tout va bien. Mais, en réalité, il faut être partout : au fournil, en boutique, au téléphone », explique-t-elle. Le souvenir de ses débuts est encore vif : des journées de vingt heures, la solitude du chef d’entreprise, l’accumulation des tâches invisibles. Pourtant, elle continue d’y croire. À la différence du “confort bourgeois” de ses années passées, elle sait aujourd’hui pourquoi elle souffre, et cela suffit à donner du sens.
À lire aussi
On a testé le métier de menuisier
Le goût des autres, le goût du pain
Être boulangère, pour Audrey, ne se résume pas à de la production. Il faut aimer les gens, travailler pour eux. Être généreux, curieux, ne jamais cesser d’apprendre. Un membre de l’équipe qui tombe malade, un four défectueux, un fournisseur qui annule… Chaque jour a son lot de rebondissements. La boutique, aujourd’hui, s’autorise davantage de fantaisie. Focaccias, pains spéciaux, brioches parfumées : à mesure que l’équipe s’est stabilisée, la créativité a pu prendre sa place. « On s’est libérés des contraintes, se réjouit-elle. On fait ce qu’on veut, on s’amuse, tout en gardant une exigence très forte. » David, 51 ans, complète ce trio du jour. Ancien hôtelier, passé par la Belgique, il a entamé sa formation de boulanger il y a quatre ans et demi, juste avant le Covid. À la boulangerie Audrey Ribay, il a trouvé un lieu à la hauteur de ses attentes. « Ce qui m’a attiré ici, c’est le goût des produits, confie-t-il. J’ai goûté les brioches dans plein de boulangeries parisiennes, celles d’ici ont quelque chose en plus. » En apprentissage officiel depuis octobre 2024, il pétrit, façonne, cuit. Et nettoie.
Car dans le monde de la boulangerie, chaque employé consacre au moins une à deux heures par jour au ménage : « C’est physique, il faut de la rigueur dans les gestes, de l’endurance. Mais voir tout ce qu’on produit en une journée, c’est gratifiant. On ne s’arrête jamais d’apprendre, c’est ce qui me motive. » Les conditions restent exigeantes. Le bruit, la chaleur, la station debout prolongée, les horaires irréguliers, le poids des sacs de farine. Rien n’est léger. Et pourtant, dans cette boulangerie de quartier, il se dégage une impression de stabilité. L’équipe est soudée, chacun connaît son rôle, l’exigence ne rime pas avec pression. Aucun des trois ne regrette sa reconversion. Tous évoquent un sentiment de légitimité retrouvée, de satisfaction tactile, de retour à quelque chose de simple et essentiel : nourrir. Certes, le métier ne permet pas toujours de s’enrichir – ni financièrement, ni en heures de sommeil – mais il donne un socle. Une matière. Et du sens.